
Le récit, ou l’art de transformer les organisations par le sens
Plans d’action, KPIs, organigrammes : les entreprises ne manquent pas d’outils pour piloter leurs transformations. Ces dispositifs rassurent, ils donnent l’illusion de la maîtrise. Pourtant, l’échec reste fréquent. Pourquoi ? Parce que les individus n’agissent pas sur la base d’instructions abstraites, mais en fonction du sens qu’ils donnent aux situations.
C’est précisément ce que Karl Weick, théoricien majeur du management des organisations, appelle le sensemaking. Selon lui, nous ne décidons pas puis ne cherchons pas à donner du sens a posteriori. C’est l’inverse : nous donnons d’abord du sens, et c’est seulement à partir de ce sens que nous pouvons agir.
Autrement dit, une transformation ne se joue pas seulement dans les plans stratégiques, mais dans la capacité des acteurs à interpréter ce qui leur arrive et à l’intégrer dans une histoire cohérente.
Le rôle stratégique des récits
Le récit est la matière première de ce travail de sensemaking. Parce qu’il relie faits, émotions et valeurs, il rend l’action possible.
Chaque organisation est traversée par des récits dominants — ceux de la performance, de la méritocratie ou de l’autonomie. Ils structurent les comportements au quotidien. Mais lorsqu’ils se déconnectent de l’expérience réelle, ils cessent d’être des repères pour devenir des carcans. Parallèlement, d’autres récits, souvent minoritaires et portés par les marges, surgissent comme des signaux faibles : ils esquissent de nouvelles manières de penser et d’agir, parfois annonciatrices des évolutions à venir.
Ignorer ces récits, c’est prendre le risque de laisser se creuser l’écart entre la stratégie affichée et le sens vécu sur le terrain. À la clé : défiance, résistance et désengagement.
De la stratégie au vécu : pourquoi le récit compte
Intégrer le récit au pilotage du changement permet d’agir là où les outils classiques échouent.
- Aligner stratégie et vécu : un récit partagé rapproche la vision globale de la réalité opérationnelle et de l’expérience humaine.
- Donner de la cohérence dans l’incertitude : dans un environnement volatil, le récit devient un fil conducteur quand les plans volent en éclats.
- Créer de l’adhésion : les collaborateurs ne s’engagent pas pour un indicateur de performance, mais pour une histoire où ils trouvent leur place.
- Faire émerger les “petites victoires” : les small wins chers à Weick nourrissent un récit de progrès et renforcent la confiance collective.
L’exemple d’une entreprise industrielle
Prenons le cas d’un groupe industriel engagé dans un vaste plan de modernisation. Le discours officiel tenait en une formule : « innover pour rester compétitif ». Mais, sur le terrain, un tout autre récit circulait : « nos savoir-faire disparaissent, on nous remplace par des machines ». Entre ces deux histoires, un gouffre. Résultat : méfiance, blocages et désengagement.
Plutôt que de persister dans une communication descendante, la direction a choisi une autre voie : celle du sensemaking narratif. Elle a organisé des ateliers de parole, collecté les récits vécus et intégré une nouvelle trame dans son discours stratégique : « transmettre et transformer nos savoir-faire ». Surtout, elle a mis en avant les collaborateurs comme acteurs de la qualité dans l’ère digitale.
La bascule a été nette : les blocages se sont levés, l’adoption des nouveaux outils a progressé et la fierté collective est revenue. Ce n’est pas le plan qui a changé, mais l’histoire qui l’accompagnait.
Réécrire l’histoire de l’entreprise
Leçon principale : les résistances au changement naissent rarement d’un problème rationnel. Elles viennent d’un conflit narratif. Pour réussir, une transformation doit être pensée comme une réécriture collective de l’histoire de l’entreprise.
Comme le résume Karl Weick : « How can I know what I think until I see what I say? » — « Comment savoir ce que je pense avant d’avoir entendu ce que je dis ? » Nous découvrons nos croyances et nos intentions à travers les histoires que nous racontons.
Le récit n’est donc pas un habillage de la stratégie. Il en est le cœur. Sans récit, pas de sens partagé. Sans sens partagé, pas d’action coordonnée.
Pour aller plus loin :
- Weick, K. (1995). Sensemaking in Organizations. Sage.
- Gabriel, Y. (2000). Storytelling in Organizations. Oxford.
- Czarniawska, B. (1997). Narrating the Organization. University of Chicago Press.